Une petite gourmandise (à suivre?)
3 juin 2017
Richard
Commentaires - 0
Nombre de Vues - 1783
Je flânais tranquillement dans la rue quand je l’ai vu (je ne sais pas si on peut flâner pas tranquillement, mais j’étais tranquille ce jour-là. Il faisait beau, le soleil caressait ma peau, j’avais enlevé ma veste légère que je portais négligemment à la main. Bref, l’irresistibilité faite homme).
On ne pouvait pas le rater. On se doutait qu’il s’agissait d’un homme plutôt soigné. On pouvait très bien l’imaginer sortant impeccable de la douche, se rasant consciencieusement (il ne devait pas connaître le poil qui ne dépasse pas assez et dont on n’arrive pas à se débarrasser (celui qui persiste, qui semble enraciné jusque dans les molaires, qui reste en place même si vous labourez votre joue jusqu’au sang. Le moustique des poils en quelque sorte)), retouchant du bout des doigts trois ou quatre fois des mèches rebelles (ou pas assez rebelles), choisissant soigneusement sa chemise et sa cravate, regardant l’effet qu’il donne dans le miroir pendant 10 minutes, choisissant une autre chemise et une autre cravate, regardant à nouveau l’effet qu’il donne dans le miroir, sortant d’un pas alerte et sifflotant. Et se prenant successivement la porte d’entrée, celle de l’ascenseur, puis celle du hall. A vrai dire, à voir son état, il avait dû prendre les trois en même temps (une à gauche, une à droite et une en haut disons (ce n’est pas très plausible, mais ça aide à imaginer)).
Sa chemise était de bonne qualité mais elle avait les deux boutons du haut arrachés. Sa cravate était assortie mais elle était trop lâche et elle pendait lamentablement sur son torse au lieu d’y trôner gracieusement. Quant à sa coiffure, si un enfant de 5 ans l’avait réalisé à l’aide d’un batteur électrique, il aurait sûrement obtenu un meilleur résultat. Un jeune cadre dynamique déchu, tombé de l’enfer pour faire peut à tous les jeunes cadres dynamiques qui se réveillent trop tard le matin. On ne pouvait donc pas le rater, sauf à être de ces personnes qui ne remarquent pas quand l’extraordinaire vient à leur rencontre. Ceux-là, vous pourriez envoyer l’extraordinaire (un nain guatémaltèque unijambiste par exemple (je pense que c’est suffisamment extraordinaire même pour le plus blasé de mes lecteurs)) sonner à leur porte, leur chanter le bolero de Ravel en faisant des claquettes (ce qui serait remarquable pour un unijambiste, vous en conviendrez) que je ne serais pas surpris qu’ils la referment aussitôt, en lançant un « pas intéressé » s’ils sont de bonne humeur ce jour-là. Ceux-là, le quotidien les a tellement pris et secoués comme le tambour d’une machine à laver qu’ils en sont restés hagards, insensibles au monde qui les entoure, persuadés que la routine est la seule chose qui leur reste et qui les fait tenir.
Je n’étais pas de ceux-là. J’ai donc remarqué le golden boy dépenaillé. Il avait surgi à un coin de rue, il avait regardé de tous les côtés, comme quelqu’un qui sortirait d’une grotte et redécouvrirait la lumière du jour. Il faisait peut-être partie de ceux-là avant de devenir lui-même l’extraordinaire. Il s’était ensuite dirigé vers moi. Je dis vers moi, mais je n’en étais pas encore sûr à ce moment. Peut-être allait-il à l’arrêt de bus qui se trouvait sur le même trottoir (« on m’a arraché mes vêtements et ma dignité, il est temps de m’en aller vers d’autres aventures ») ou à la boulangerie juste un peu derrière (à droite après le prochain pâté de maison (attention à la chicane du trottoir, ça glisse. Quand il a gelé en hiver et quand un propriétaire de chien a été peu regardant en été)). Qui peut savoir ce qu’il se passe dans la tête d’un homme pareil ? Un spécialiste de la survie en milieu urbain aurait éventuellement remarqué un coup d’œil juste avant la décision du golden boy de bouger. Pas moi. J’ai simplement continué à marcher, d’un pas que j’essayais de rendre le plus anodin possible (ce n’est déjà pas facile de marcher d’un pas anodin, mais alors si en plus vous essayez de le faire, c’est encore plus difficile), en regardant un point au loin à l’horizon, juste derrière le golden boy. Je voulais l’observer sans en avoir l’air. S’il s’était retourné, pour suivre la direction de mon regard, il aurait aperçu une barrière de travaux. Il aurait pu se dire « qu’est-ce que c’est que cet homme qui avance d’un pas si anodin en fixant une barrière de travaux ? Il n’est pas fiable, je vais m’adresser à quelqu’un d’autre ». Mais je ne pense pas qu’il en était capable dans l’état où il était. Mon subterfuge était donc parfait. Excepté la partie où je me dirige moi aussi vers lui (grave erreur).
Plus il se rapprochait, plus je me rendais compte de ma bêtise. Il me regardait moi, se dirigeait vers moi. Je passais mentalement en revue mes possibilités d’évasion. Sortir des écouteurs et des lunettes de soleil et faire comme si je ne le remarquais pas en le croisant ? Passe pour les lunettes de soleil (il faisait beau, je l’ai déjà dit), mais on ne sort pas des écouteurs comme ça, d’un coup, en pleine rue. En plus il était proche (de plus en plus proche me criait mon instinct de survie), je n’aurais peut-être pas le temps. Sans compter que je n’avais pas d’écouteurs sur moi. Je pouvais encore me frapper le front un grand coup, comme si j’avais oublié quelque chose d’extrêmement important (est-ce que j’ai bien fermé le gaz en sortant ? C’est important de fermer le gaz quand on sort flâner !) Mais je n’étais pas très bon acteur, et j’ai déjà un peu honte quand je suis obligé de faire demi-tour pour aller chercher mes clefs de voiture ou parce que je me suis trompé de chemin. Ça me stressait trop. Impossible. Je poursuivais ma revue mentale.
-----Point cerveau-----
Quand on imagine notre cerveau, notre esprit, on le voit un peu comme un jeu de questions/réponses. On se demande quelque chose, hop le cerveau répond (une bonne réponse souvent ; une mauvaise parfois (ahah cerveau, je t’ai bien eu ! Pas de million d’euro, dommage, à la dernière question…), voire qu’il n’en sait rien). On a besoin du code de notre carte bancaire, hop on est déjà en train de le taper. En réalité ça ne se passe pas tout à fait comme ça. Le cerveau est rapide certes (en règle générale (j’estimais le mien dans la moyenne)) mais il prend du temps. Surtout quand il s’agit de trouver une idée.
J’étais donc en train de poursuivre ma revue mentale des échappatoires, le golden boy déchu était déjà à ma hauteur (un peu plus haut même, il me dépassait de 10 bons centimètres) et il ouvrait la bouche. Faites qu’il me demande son chemin, faites qu’il me demande son chemin. Ou qu’il parle étranger ! N’importe quel étranger, peu importe, je saurai faire une moue désolée en haussant les épaules (en y repensant, j’aurais pu baragouiner trois mots de polonais pour lui faire croire que MOI je ne parlais pas français. Maudit cerveau lent.). Mais non, il m’a dit bonjour, je m’appelle Tonio, est-ce que tu peux m’aider. Je lui ai demandé Tonio comment (je ne sais pas vraiment pourquoi, j’étais un peu paniqué il faut dire), l’air méfiant. Il m’a regardé d’un drôle d’œil (encore plus drôle que son apparence le laissait suggérer je veux dire) et m’a répondu. Je n’ai pas compris sa réponse. Je n’ai pas su quoi dire après. Il me regardait toujours de son drôle d’œil (le même (on voit rarement les gens changer de drôle d’œil quand ils en font un)). Il a dû décider que peu importait car il s’est mis à me raconter une histoire floue, à base de canne de croquet, d’escalator et de mallette à récupérer mais il ne pouvait pas y aller lui-même (je n’ai pas compris pourquoi. Et notez que rien, dans son histoire, n’expliquait pourquoi il avait cet aspect dynamité). J’aurais pu dire que j’étais pressé (pas très crédible, je flânais tranquillement), que j’allais à la boulangerie (mais j’étais dans le mauvais sens) ou simplement dire que non je ne pouvais pas, sans plus d’explications. Mais je n’étais pas de ceux-là, j’étais encore pris au dépourvu par l’extraordinaire. J’ai dit que puis-je faire pour vous et je l’ai suivi quand il n’a pas répondu.